DU SEXE EN AMÉRIQUE

Une autre histoire des Etats-Unis

Robert Laffont, 2016

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BACHARANSEXEAMERIQUE

Avant-propos

·J’ai toujours partagé ma vie entre la France et les Etats-Unis, et comme dans les familles où l’on ne veut renier aucun des siens ni marquer de préférence, j’ai toujours été sensible à ce qui rapprochait Français et Américains plus qu’à ce qui les séparait. Certes, je voyais bien les différences d’opinion, la variété des goûts, la sévérité des jugements portés de chaque côté de l’Atlantique. Mais à les connaître mieux, je retrouvais les mêmes êtres humains, ni parfait ni infâmes, capables des mêmes héroïsmes, coupables des mêmes faiblesses, soucieux avant tout du bien être de leurs enfants et de leurs parents, et toujours en quête d’affection, de plaisir et, oui, d’amour…

Aussi, à chaque soubresaut, singularité ou extravagance de la vie politique américaine, que je m’efforçais d’analyser à la radio ou à la télévision, lorsqu’on me proposait «·le puritanisme·» comme clé unique d’explication de l’Amérique – des scandales de Washington aux excès d’un certain féminisme, de la sévérité de la justice à l’intensité de la ferveur religieuse – cela me semblait un peu sommaire. Après tout, il suffisait de vivre quelque temps aux Etats-Unis pour réaliser que la vie sexuelle n’y était pas si puritaine que ça·; d’analyser le mécanisme de certaines «·affaires·» (comme le stupéfiant imbroglio Clinton-Lewinsky ou la déconfiture du candidat John Edwards) pour comprendre que la morale sexuelle n’était qu’un outil, une arme brandie pour tenter d’abattre un ennemi·; et d’aller au-delà des outrances politiciennes pour constater que les candidats de l’ultra-droite, acharnés à détruire le droit à l’avortement et même à la contraception, finissaient par reculer ou mordre la poussière. Le public américain, in fine, ne s’en laissait pas compter. Pas si naïfs ni si coincés, ces Américains…

Mais ma propre réponse me semblait parfois, elle aussi, un peu courte. Car si l’on pouvait se servir du sexe comme d’un argument de combat, il fallait bien que cela rencontre un certain écho. Si chaque campagne électorale apportait son lot de proclamations quasi médiévales sur la sexualité, il fallait bien qu’une partie des citoyens, même minoritaires, y soient sensibles. Oui, il fallait bien que, dans les têtes américaines, il reste en effet quelque chose de puritain. Mais quoi exactement·? Comment, sous quelle forme, de quelle manière, ce fameux, cet insistant puritanisme, qui avait poussé dans le berceau de l’Amérique, soufflait-il encore sur la vie publique et sur la vie intime des Américains·?

Comme toujours, c’est à Dominique Simonnet, qui a partagé tant de mes aventures américaines, que je livrais, au fil des jours, mes remarques et mes perplexités, et c’est lui qui eut l’idée d’en faire un livre. Il m’engagea à remonter le temps, à partir à la recherche des Puritains des origines, à débusquer du même coup leurs secrets sexuels parfois bien peu ascétiques, et à tirer le fil de leurs idéaux et de leurs mensonges jusqu’à aujourd’hui. Il s’agissait d’écrire en somme une autre histoire de l’Amérique, une nation dont la sexualité, autant et peut-être encore plus que la politique, a forgé l’identité et orienté le destin.

C’est cette histoire, à la fois publique et intime, que je vous propose ici. Elle commence au 16ème siècle, lorsque les premiers colons venus d’Europe - conquistadors espagnols à l’ouest, aventuriers anglais à l’est, explorateurs français au nord et au sud – tombèrent nez à nez avec d’insolents «·sauvages·» explosant de sensualité qui n’avaient certainement pas la même conception du plaisir. Le choc des deux mondes allait s’intensifier avec l’arrivée des Puritains débarqués du Mayflower en 1620, idéalistes exaltés et inflexibles, imbus de leur supériorité morale et hantés par le pêché, qui allaient façonner le grand mythe·américain·: celui d’une nation nouvelle et innocente, élue de Dieu, destinée à prospérer sur une terre prétendue vierge et à servir d’exemple au monde entier. Imposture, bien sûr·: le continent américain n’était ni vide ni vierge, et les tribus indiennes que l’on exterminait avait leur propre vision du monde et de l’harmonie sexuelle. Mais pour les grands ancêtres puritains, qui aspiraient tant à la perfection, le sexe était l’ennemi, le fauteur de trouble, la force obscure et redoutable qui pouvait précipiter dans les bras du diable et qu’il fallait dompter d’une main impitoyable. Le péché d’un seul, même dans l’intimité, déclenchait la malédiction de Dieu sur tous. D’où leur obsession de la transparence, une volonté fanatique de contrôler la vie intime et d’en sanctionner les écarts par des rites d’expiation, mises au pilori et confessions publiques, dont on suit les traces jusqu’à aujourd’hui.

Cette longue épopée sexuelle, que l’on poursuivra, du Salem des sorcières aux temps d’internet et de la pornographie généralisée, n’est pas toujours une partie de plaisir. On y croisera des prêcheurs intraitables menaçant des flammes de l’enfer·; des planteurs sudistes qui se veulent «·parfaits gentlemen·», mais violent sans état d’âme·; des pères fondateurs de la République qui prônent la vertu mais n’hésitent pas à dénoncer les écarts sexuels de leurs adversaires·; des Victoriens qui veulent réinventer l’innocence mais étouffent dans leurs cols montants·et leurs corsets ; des pionniers qui fuient vers un Ouest plus libre, mais y inventent de drôles d’utopies sexuelles, et parfois même revendiquent la polygamie… On traversera le terrible carnage de la guerre de Sécession, qui révéla l’ampleur de l’hypocrisie du Sud, la présence omniprésente de la prostitution, la dure condition de l’homosexualité. Et toujours, on se confrontera à l’autre mensonge originel, cette imposture criminelle d’une nation à la fois fondée sur les grandes valeurs morales et sur leur négation radicale·: l’esclavage. Pendant d’interminables décennies, la domination d’une race sur l’autre impliquera un ordre sexuel impitoyable, qui mettait le corps des uns à la disposition absolue des autres, souvent jusqu’à la mise à mort.

Ne vous inquiétez pas·: l’amour et le désir sont aussi, bien sûr, au rendez-vous. Non, le pays n’était pas si pur. Il y eut de beaux moments aussi, où les carcans cédaient, où les corps s’affranchissaient, où, enfin, on s’amusait. Nous ouvrirons la joyeuse parenthèse des folles années 1920, qui fut un joli pied de nez au passé puritain, mais qui se referma brutalement dans la grande dépression et l’effroyable tragédie de la seconde guerre mondiale. Avec la victoire, aussitôt suivie de la guerre froide, nous assisterons au retour en force de l’idéal domestique, souriant mais étouffant, et à l’irruption de nouveaux inquisiteurs qui traquaient non seulement les communistes, mais aussi les adultères, les homosexuels, tous ceux qui vivaient le sexe libre ou buissonnier. La tornade des années 1960, on le verra, balaya les tabous. L’Amérique, semblait-il, tournait le dos à son passé coincé, la jeune génération ouvrait, pour le reste du monde, la voie de l’émancipation. Du moins, le croyait-elle… Comme le dit la chanson, être une femme «·libérée·», ce n’était pas aussi facile à vivre qu’on l’a pensé. A la fin du 20ème siècle, nous assisterons aussi à la reconnaissance progressive de tous les modes de vie et de toutes les sexualités «·entre adultes consentant·», et puis, de nouveau, au retour du boomerang, la montée d’un nouveau conservatisme, ennemi du féminisme et des homosexuels, opposé à l’avortement et même à la contraception. Le 21ème siècle nous interrogera·: est-ce vraiment la fin des combats·? Le mauvais génie puritain est-il rentré dans sa bouteille ou plane-t-il encore sur l’Amérique·?

Pour raconter cette longue et passionnante aventure, j’ai choisi de m’éloigner des théories et des jugements, et d’aller à la rencontre d’Américains du passé. J’ai voulu me glisser dans leur peau, partager leurs émois, comprendre leurs doutes. J’ai traqué leurs secrets, parfois leurs vices, et leurs tentatives pour les dissimuler sous un voile de vertu. Pour approcher leurs fantasmes, faire la part de leurs désirs et de la réalité, je me suis ainsi plongée dans leurs journaux intimes, leurs correspondances, leurs sermons religieux et leurs discours politiques. Mais aussi dans les minutes des tribunaux, les pages de faits divers des journaux, les rapports des commissions d’enquête, tous ces documents qui donnent des indices concrets sur la réalité. Certains de mes personnages sont célèbres, vous côtoierez ainsi, parmi beaucoup d’autres, la princesse indienne Pocahontas, le révolutionnaire Thomas Jefferson, l’écrivain Nathaniel Hawthorne, les icônes Scott et Zelda Fizgerald, les sex-symbols Elvis Presley et Marilyn Monroe, le sinistre sénateur Joe McCarthy flanqué du patron du FBI J. Edgar Hoover, la féministe Betty Friedan, le président Ronald Reagan, l’infortunée Monica Lewinsky, l’insupportable Sarah Palin, et bien sûr Barack Obama.

Mais beaucoup de mes témoins ne sont ni connus ni illustres, ils ont simplement travaillé, lutté, aimé et souffert en Amérique. Ils ont représenté une époque, un combat, un idéal. Je me suis attachée à eux autant qu’à leurs contemporains situés dans la lumière. A tous, j’ai voulu rendre justice, comprenant bien que si loin qu’ils puissent nous paraître, si étrange, parfois que nous semble leur conception de la vie intime, ils n’étaient ni plus bêtes ni plus balourds que nous. Ils vivaient autrement, voilà tout, leurs connaissances étaient différentes, leur compréhension du monde aussi. Mais comme nous, ils avaient l’âme et le corps tourmentés de désirs. Comme nous, ils s’interrogeaient sur la meilleure manière d’harmoniser les esprits et d’accorder les corps. Et, comme nous, pour les plus dignes et les plus lucides d’entre eux, ils s’efforçaient de vivre au mieux ce merveilleux mystère qu’on appelle «·sexualité·».

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