FIRST LADIES

A la conquête de la Maison Blanche

(Perrin, septembre 2016)

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Avant-propos

On les relègue habituellement au second plan, derrière la noble figure de leur mari président. On les voudrait bonnes épouses, bonnes mères, femmes exemplaires, jouant les hôtesses avisées à la Maison Blanche et incarnant la nation avec élégance. Pourtant, les First Ladies, les premières dames américaines, ne ressemblent pas à l’image de subalternes que l’on voudrait donner d’elles. L’Histoire, écrite par des plumes masculines, a largement minimisé leur place. Quand, au lieu de porter la lumière sur le grand homme, on s’intéresse à sa compagne dans le secret de la Maison Blanche, on est stupéfait. Quelles figures, quelles personnalités·! Seconds rôles, les First Ladies·? Allons donc·! Dès l’origine, elles sont sorties de leur cadre, elles ont fait un pas sur le devant de la scène, et elles ont exercé une influence bien plus grande qu’on le pensait. Au fil des décennies, elles se sont affirmées, grignotant de plus en plus de responsabilités pour participer au pouvoir, l’infléchir, parfois secrètement, et bientôt, le prendre tout entier. En réalité, les First Ladies incarnent le long cheminement des femmes vers l’égalité et leur passage progressif de la sphère privée à la sphère publique, puis à la sphère politique. Leur histoire est un étonnant concentré de l’histoire des femmes.

Lorsque, il y a deux siècles et demi, Martha Washington, la première des First Ladies, rejoint son mari George à New York, capitale provisoire de la jeune fédération américaine, les Etats-Unis ne sont alors composés que d’une poignée de territoires rassemblés sur la côte Est, ils n’ont pas d’histoire, pas de modèle, juste une Constitution et de grandes ambitions. La première dame est vue naturellement comme la mère fondatrice, un phare pour l’unité de la nation, une épouse tutélaire. Mais les First Ladies ne vont pas rester confinées dans le symbole. Déjà, la deuxième de la liste, Abigail Adams, se saisit d’emblée des dossiers les plus stratégiques, dont les nominations de ministres et de conseillers, et se mêle des discussions sur l’opportunité d’une guerre. Celles qui lui succéderont à la Maison Blanche ne se contenteront pas non plus de choisir la couleur des rideaux ou le menu des réceptions.

Au 19ème, ce siècle victorien qui n’est pas favorable aux femmes, ces drôles de premières dames s’effacent un peu, font quelques pas en arrière. Certaines se dérobent, se font remplacer, ou se morfondent entre les murs de la résidence présidentielle. On le découvrira avec étonnement·: pour les plus infortunées, la Maison Blanche fut une prison, parfois un enfer. D’autres, plus rebelles, ruent dans les brancards de la République. Voyez Mary Lincoln, la femme du légendaire Abraham·: en pleine guerre de sécession, elle harcèle les conseillers, se rêve en souveraine, se compare à la reine Victoria et à l’impératrice Eugénie, et exige sa part d’autorité.

Au 20ème siècle, plus question de jouer les potiches. Voici Edith Wilson, qui prend carrément le pouvoir à la place de son mari malade et l’exerce dans le plus grand secret. Voilà Eleanor Roosevelt, l’activiste, qui représente le président handicapé dans le monde entier, jusque dans les guerres du Pacifique, et s’impose comme une femme politique indépendante, militante des droits de l’homme – et surtout des femmes -, première féministe avant d’être Première dame. Les femmes votent, accèdent aux études supérieures et aux responsabilités professionnelles. Les First Ladies donnent le ton.

A l’ère de la télévision, leur tâche se complique·: la première dame est placée sous la loupe des médias, scrutée en permanence comme un insecte. Avec un sens aigu de son époque, Jackie Kennedy donne aux arts et à la culture une forme de ministère, elle invente la présidence de l’image, et mène– le savait-on·? – une forme de diplomatie douce qui met de l’huile dans les rouages des relations internationales. Frappée par la tragédie, elle parvient à souder la nation tout entière par la seule force des symboles qu’elle choisit avec un soin extrême. Et la paradoxale Nancy Reagan, si amoureuse de son Ronnie, si dure avec tous les autres·? Là encore, on a sous-estimé son influence, elle qui faisait et défaisait les cabinets ministériels et régnait d’une main de fer sur la Maison Blanche.

Au 21èmesiècle, tout bascule·: Michelle Obama, la descendante d’esclaves, devient la première First Lady noire. Par son élégance sans faille et l’enthousiasme qu’elle cultive tout aussi soigneusement, elle met tranquillement en scène l’égalité raciale dans un pays qui, pourtant, n’en a pas tout à fait fini avec ses vieux démons. Et revoilà Hillary Clinton, l’inébranlable, l’indestructible First Lady, qui revient au tout premier rang, et vise le sommet de la montagne, le point culminant de cette longue ascension,·la présidence des Etats-Unis.

Au fil du temps, ce job très particulier, à plein temps mais non rémunéré, est devenu de plus en plus lourd. Officiellement, la First Lady n’a pas vraiment d’existence. La Constitution des Etats-Unis l’ignore. Son statut est pourtant reconnu, notamment à travers la loi budgétaire, et tout récemment financé (elle dispose désormais d’un staff important), mais il n’est pas défini. La première dame doit se montrer charmante sans avoir l’air narcissique, élégante sans paraître frivole, épouse dévouée mais pas soumise, capable de faire campagne et de prononcer des discours mais jamais pour elle même. On attend d’elle qu’elle soutienne la politique du président mais sans prendre d’initiatives, qu’elle s’engage dans un rôle public sans faire de politique, qu’elle soit une bonne conseillère sans être une éminence grise. Il lui faut encore apparaître en modèle, porter l’image de son pays, incarner son prestige, louer sa grandeur, sans usurper une fonction pour lequel elle n’a pas été élue. Et puis aussi incarner la réussite familiale, s’occuper de ses enfants, jouer les hôtesses parfaites pour les invités les plus prestigieux. La quadrature du cercle·! Si elle s’engage trop, on la soupçonne immédiatement de comploter, de s’accaparer un pouvoir qui ne lui échoie pas. Si elle reste en retrait, on l’accuse de ne pas tenir sa place et de ne pas être à la hauteur de sa fonction.

En somme, on attend tout d’elle, et son contraire. «·On aurait dit que les gens voulaient que je sois ceci ou cela, soit une vraie professionnelle travaillant dur, soit une hôtesse consciencieuse et attentionnée, mais pas les deux à la fois, raconte Hillary Clinton. Il devenait clair que ni les traditionnalistes ni les féministes ne seraient jamais entièrement satisfaits de moi, considérant que je tenais de nombreux rôles, parfois paradoxaux, et qu’ils auraient voulu que j’occupe la case qui leur convenait.·»

On ne mesure pas combien l’expérience de la Maison Blanche en tant que First Lady peut être éprouvante et parfois destructrice. «·J’ai souvent pleuré pendant ces huit années. Il y avait des moments où je ne savais plus quoi faire, ni comment je pourrais survivre·» reconnaît Nancy Reagan qui, pourtant, n’a jamais donné l’image d’une faible femme et a toujours affirmé qu’elle avait adoré cette fonction. La First Lady ne s’appartient pas. Elle appartient au pays. Elle est exposée aux rumeurs, aux ragots, et on sait combien le monde politique et médiatique peut être cruel et ingrat. On scrute leur toilette, on interprète la moindre modification physique, on déforme la plus petite phrase anodine, on dissèque les événements les plus infimes les concernant. Hillary Clinton, celle qui a sans doute essuyé l’assaut des médias et l’humiliation publique les plus féroces pendant une présidence empoisonnée par l’affaire Lewinsky, raconte combien une nouvelle coiffure ou une couleur de robe inhabituelle donnait lieu à des interprétations politiques sans fin. A toutes les époques, les First Ladies ont donc du réinventer leur rôle, se débattant parfois comme des animaux pris au piège, ou brisant avec audace les codes du moment. Pour les unes, ce fut un calvaire. Pour les autres, une consécration.

Mais qu’elles le veuillent ou non, il leur était impossible de se soustraire à une telle fonction. Car c’est bien un couple que les Américains ont pris l’habitude d’installer à la Maison Blanche. Au fil de l’Histoire, il y en eut de bons (souvent) et des mauvais (parfois), des couples amoureux et des couples de convenance. Discordants, comme les Nixon. Isolés, comme les Roosevelt. Douloureux, comme les Kennedy. Volcaniques, comme les Clinton. Fusionnels, comme les Wilson et les Reagan. Idéalisés, comme les Obama. Le temps passant, la solidité du couple politique est devenue un atout indispensable. Depuis John Kennedy, la campagne électorale se mène en famille. Et à la Maison Blanche, même si l’harmonie n’est pas assurée en privé, il faut quand même, face au pays, montrer un partenariat sans faille. Aujourd’hui, le pouvoir est un projet et une ambition qui se conjugue à deux. Certains présidents, comme FDR, n’aurait jamais accédé à la Maison Blanche si leur épouse n’avait pas fait le travail avec eux, et parfois pour eux. Et certaines First Ladies ont été si actives qu’elles auraient pu être présidentes à la place de leur mari si l’époque s’y était prêtée.

La première dame se retrouve naturellement placée dans la situation de première conseillère. Comment pourrait-il en être autrement dans les couples qui fonctionnent et se parlent·? Le président a besoin de se confier, de faire part de ses doutes, de ses projets, et il ne peut le faire vraiment en sécurité qu’avec son épouse. Hors du bureau ovale, elle est la seule avec qui il peut se libérer et parler en toute franchise. Toutes les First Ladies ont observé l’étrange métamorphose qui se produit inévitablement autour du chef de l’Etat (à la Maison Blanche, mais aussi dans tous les lieux de pouvoir) : le syndrome de cour. Devant le président, conseillers, ministres et fonctionnaires se figent, abandonnent leurs opinions, étouffent leurs critiques, pour adhérer immédiatement au point de vue du Prince. Pis·: ils le devancent, l’anticipent et disent ce qu’ils croient qu’il aimerait les entendre dire. Flatter, rester dans les bonnes grâces du leader, se montrer le plus possible en accord avec lui, tel est le comportement immuable des entourages présidentiels. Jackie Kennedy parlait de ce phénomène comme d’une maladie·: la «·maison-blanchite·». Ce mal-là frappe à toutes les époques, dans tous les pays, et contribue grandement à l’isolement du pouvoir et à son aveuglement. Rares sont les chefs d’Etat capables de garder près d’eux un ami suffisamment solide et intègre pour être à la fois et fidèle, et sincère. C’est la raison pour laquelle John Kennedy nomma son propre frère Robert à ses côtés, l’un des rares, avec Jackie, à lui parler avec franchise.

La First Lady est celle qui dit la vérité. Souvent, la seule à le faire. Et c’est précisément ce qui fait son premier pouvoir. Certaines ont refusé ce rôle de conseillère privilégiée, se tenant le plus loin possible des affaires de l’Etat et s’efforçant de ne pas en discuter avec leur mari. D’autres se sont naturellement adaptées à ce statut de vice-présidente de l’ombre (d’autant plus que le vice-président officiel est souvent tenu à l’écart). «·Ce serait bien mieux et bien plus réaliste si les hommes du président intégrait la First Lady dans leur équipe, estimait Nancy Reagan. Après tout, personne ne connaît mieux le président que sa femme·!·». Cette proximité inévitable des épouses les a toujours mis dans une situation difficile : l’entourage s’en méfie, les jalouse, les critique, les accuse d’ourdir de sombres cabales, de manipuler un président trop faible et «·too full of milk of human kindness·» (trop plein du lait des tendresses humaines) comme le pensait Lady McBeth. On les a ainsi affublées de surnoms infamants, et évidemment misogynes·: «·La Reine Mère·» pour Dolley Madison, «·Sahara Sarah·» pour Sarah Polk, «·L’Ombre de la Maison Blanche·» pour Jane Pierce, «·Nervous Nellie·» pour Helen Taft, «·La Duchesse·» pour Florence Harding, «·Plastic Pat·» pour Pat Nixon, ou, plus venimeux encore, « Dragon Lady·» et «·Evita de Santa Barbara·» pour Nancy Reagan. Hillary Clinton, elle, eut droit au titre suprême·: «·La Lady Macbeth·de Little Rock·».

Les Etats-Unis ont connu quarante-quatre présidents. Et quarante et une First Ladies (dont une qui n’était pas l’épouse), car certains présidents restèrent célibataires ou veufs, tel Thomas Jefferson qui ne pouvait rendre publique sa longue liaison avec l’une de ses esclaves. Nous avons choisi ici de raconter en détails l’histoire des dix les plus emblématiques, celles qui nous passionnaient le plus parce qu’elles ont joué un rôle important à la Maison Blanche et qu’elles ont contribué à la reconnaissance des femmes, mais aussi parce que leur histoire sont autant de charnières dans l’aventure américaine. Nous visiterons aussi, dans un dernier chapitre, la galerie complète des First Ladies, car toutes, même les plus éphémères, ont connu des destins singuliers et romanesques. Elles furent représentatives de leur temps, souvent pionnières, parfois déchirées entre leurs aspirations d’amoureuses, de mères, leur volonté d’exercer un métier, et le poids écrasant de leur charge.

L’aventure des First Ladies nous raconte une certaine histoire de l’Amérique et de la politique. Mais elle nous en dit aussi beaucoup sur les femmes, le couple, et, oui, l’amour. Plus le couple présidentiel est uni, ne serait-ce que par un respect mutuel, plus la First Lady gagne en influence. Franklin D. Roosevelt n’était pas vraiment amoureux d’Eleanor mais il admirait son intelligence et lui faisait confiance, et Eleanor a soulevé des montagnes. Malgré sa frénésie sexuelle, John Kennedy aimait Jackie, son discernement et sa finesse de jugement, et Jackie est devenue une star influente. Ronald Reagan était sincèrement amoureux de Nancy, et il s’en est entièrement remis à elle dans plus d’une situation. Quant aux époux Wilson, il formait un couple si fusionnel qu’Edith finit par se substituer à lui. Et revoici aujourd’hui·le tandem insubmersible, Bill et Hillary Clinton, qui, à force d’avoir affronté tant de tempêtes ensemble, sont unis l’un à l’autre par une complicité unique, si puissante qu’elle devait provoquer le renversement ultime·: faire élire la première femme, une First Lady, à la tête de la plus puissante nation du monde et inaugurer le temps des… First Gentlemen.

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