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Le monde en général et nous en particulier

Extraits du roman

«·Vingt ans… Vingt ans qui leur avaient semblé si longs, qui leur avaient semblé si brefs. Comment tout cela avait-il bifurqué pour qu’ils se retrouvent là, sur le lieu de leur enfance, les yeux embués, l’âme dévastée et la rage au cœur·? (…) Eux, ils n’étaient plus les mêmes… Ils avaient vécu. Ils avaient aimé. Ils avaient souffert. Devait-il en rire ou en pleurer·? Les deux, sans doute. Les deux, sûrement. Il fallait qu’il témoigne. Qu’il raconte. Qu’il révèle ses vingt ans inouïs. Donc, il s’appellerait Bart et il écrirait cette histoire. (…)

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Love·! Love·! Love·! (San Francisco, 1967)

Il y avait des hippies partout dans le parc du Golden Gate, des milliers de hippies : assis sur les pelouses, debout sur les bancs, attroupés au milieu des allées, perchés sur les eucalyptus, et là-bas encore, au pied de la Hippie Hill, tassés devant le podium, sautillant comme des diables fous au rythme électrique du Grateful Dead et ondulant sur les solos délirants d’Andy Garcia. Des milliers, oui, des dizaines de milliers, cent mille peut-être, réunis pour fêter le solstice et l’amour.

«·All you need is Love·! » La dernière chanson des Beatles était devenue leur antienne. Le monde n’est qu’amour·! Love is all you need·! chantait la foule bariolée en tournoyant dans une ronde sans fin. Il n’y a rien que ne tu puisses faire, rien que tu ne puisses sauver, rien que tu ne puisses savoir… It’s easy·! reprenaient-ils en chœur. Tu n’as besoin que d’amour·!

Des joints circulaient de main en main, et Julia se sentait détendue, légère, si légère. Partout, des couleurs, une mosaïque fascinante de couleurs, le poncho de sa voisine tissée d’un arc-en-ciel, le drapeau américain dans lequel s’enveloppait un jeune binoclard extatique, la tunique patchwork du type qui tournait comme une toupie non loin d’eux – c’est son trip à lui, pas vrai·? -, les étendards rose, bleu, vert, qui faisaient claquer le mot Love dans le vent du Pacifique, et les arabesques chamarrées sur sa robe de soie mauve qui prolongeaient la cascade de ses cheveux couleur de nuit… Redonner des couleurs au monde, retrouver l’harmonie, tutoyer l’infini… Le maire avait laissé faire, la garde nationale n’était pas intervenue. L’Eté de l’amour avait commencé.

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Israël, 1967

«·Un soleil de sang émergeait du lac de Tibériade, s’inscrivant dans un ciel d’un bleu si pur qu’il lui semblait avoir été peint pour le seul plaisir de ses yeux. Assis, immobile comme un ascète sur l’excroissance d’un rocher, Simon respirait l’air âcre du désert et songeait à l’éternité. La majesté des collines qui se découpaient devant lui ajoutait encore à son impression de sérénité. Pourtant, il le savait, au-delà de la crête, invisibles, cachés dans la rocaille de la longue crevasse qui délimitait la frontière, il y avait les lourds canons des chars, des affuts de mortiers·; il y avait des lances missiles, des fusils d’assaut braqués vers l’horizon, et de jeunes soldats vigilants prêts à déclencher le feu.

Il y avait la guerre, tapie dans les replis de la paix.

Comment y croire·? Au kibboutz, dans cette oasis verdoyante aux allées régulières et aux pelouses bien taillées, Simon avait l’impression de vivre au pays de cocagne. Il se félicitait d’être venu dans ce morceau de désert de Galilée, aux confins d’Israël, loin, bien loin de l’agitation parisienne. Ici, on ne dissertait pas d’hypothétiques lendemains qui chantent. L’utopie, on la mettait en pratique. Une vie simple, saine, en communauté… Il en avait rêvé.·»

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Berkeley, 1967

- C’est eux·! souffla Andy en se levant précipitamment.

Julia était arrivée à Berkeley en avance, et elle attendait avec Andy devant l’université depuis un bon moment. Une Pontiac jaune canard venait d’apparaître au coin d’Oxford Street en faisant tanguer ses chromes étincelants. Elle aborda le trottoir avec la précaution d’un bateau le long d’un quai.

Jaune canard·! Tout droit sorti d’un film des années 50. Dick, le copain d’Andy, avait emprunté l’excentrique voiture de son père pour véhiculer son invité. Oui, c’était bien lui. Julia sentit soudain son cœur s’accélérer. L’homme en costume cravate impeccable assis sur le siège du passager, l’icône, le défenseur des droits civiques, celui qui avait crié au monde entier «·I have a dream·», Martin Luther King·!

Andy, qui avait revêtu sa plus belle chemise multicolore pour l’occasion, s’approcha pour lui ouvrir la portière. Julia n’osa pas prendre une photo, pas encore. King la fixa et la détailla avec intérêt de la tête au pied. L’espace d’un instant, elle regretta d’avoir choisi de porter une minijupe, mais elle ne put s’empêcher de se sentir flattée. C’était Martin Luther King, quand même·! Il était bien plus petit qu’elle ne le pensait, mais il ressemblait à son image, le front haut, les cheveux coupés courts, la fine moustache taillée au millimètre, et ce regard abyssal toujours rivé sur elle, droit comme la trajectoire d’un missile, qui la faisait maintenant rougir. Il semblait fatigué, ses traits étaient tirés, ses yeux, cernés. King lui sourit, puis se laissa entrainer vers le Sproul Hall devant lequel devait avoir lieu le meeting.

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Région lilloise, mai 1968

- On occupe le lycée·! lança soudain une voix. On occupe le lycée·comme à Paris·!

La foule fut parcourue par une même vibration. Occuper le lycée… La chose devenait sérieuse. Soudain, il y avait un dessein, et c’était suffisant. Bart l’avait déjà remarqué en d’autres occasions, quand un groupe hésitait sur la marche à suivre, il suffisait d’avoir une proposition simple et d’attendre que les débats s’enlisent pour la formuler et emporter l’adhésion. Si, aux yeux de tous, occuper le lycée apparaissait comme la bonne idée, c’est tout simplement parce qu’il n’y en avait pas d’autre.

- Comme à Paris, oui·! répéta un autre lycéen.

- Oui, mais on fait comment·?

C’était une nouvelle difficulté. Comment faisait-on pour occuper un lycée·? Bart avait entendu à la radio l’interview d’un jeune contestataire du nom de Goupil – comme le rusé Renard de la fable, c’était trop beau, ce devait être un pseudonyme. Il racontait comment il avait créé des Comités d’Action Lycéens, les CAL, pour faire comme les étudiants et s’imposer en interlocuteurs face aux autorités. Romain Goupil, c’était le Cohn-Bendit des lycées, et le mouvement s’était étendu à de nombreux établissements.

- Créons un comité d’action·! proposa Bart. Comme ça, on pourra aller discuter avec le proviseur.

Un bourdonnement d’approbations s’en suivit.

- Mais attention, reprit Bart, encouragé par la réaction de la foule. On n’est pas un parti. Ni même un mouvement. Ceux qui veulent faire de la propagande pour Mao ou pour les Tross… kistes

- Trotskystes, rectifia quelqu’un.

- Oui, Tross… kistes ou qui que ce soit, qu’ils aillent ailleurs·! On n’est pas là pour ça.

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San Francisco, 20 juillet 1969

Abruti par le décalage horaire, il s’était retrouvé à l’arrière d’une sorte de Cadillac ou assimilée qui glissait sur l’autoroute 101 aux douze voies, dans un flot de voitures toutes longues et silencieuses. San Francisco lui était apparu, et le monde avait changé de dimension. Les collines aux mille lumières, les avenues modelées comme des montagnes russes plongeant dans les étoiles, les maisons victoriennes posées sur leur décor de gratte-ciel… San Francisco, la Porte d’or, la ville des pionniers, la ville de l’aventure et du mystère, la cité de son plus beau rêve. (…)

«·C’est magnifique » répète la voix aux mille échos.

Démultipliée par des milliers de transistors grésillant à l’unisson, la voix retentit d’un bout à l’autre de l’immense plage, rebondit sur la falaise et éclate en une pluie d’échos au-dessus du Pacifique.

Ils ont migré vers l’océan pour s’enivrer d’infini, écoutant religieusement cette voix qui scintille, la voix de Neil Armstrong, amplifiée par tant de récepteurs qu’elle semble réellement tomber de l’espace. A chacune de ses phrases, la foule rassemblée d’un bout à l’autre d’Ocean Beach se lève d’un même élan, lance les bras vers le ciel et hurle sa joie en provoquant l’explosion de nuées de mouettes effarouchées.

«·My God·! répète Julia. My God… » Elle a ri. Elle a pleuré. Et encore ri. «·C’est si beau…·» Sans savoir quand ni comment, Bart l’a prise dans ses bras. Elle est là, contre lui, tentant d’apercevoir le disque lunaire qui s’esquisse dans le crépuscule et d’imaginer là-haut, infime petit point au milieu des cratères, ces deux êtres humains qui foulent pour la première fois le sol d’un autre astre que la Terre.

Bart, lui, regarde Julia.

– Si beau… répète-t-elle.

Il vit ça avec elle. Il est avec elle. La fille de papier s’est incarnée, elle a un corps, une odeur, une allure. Elle est là telle qu’en son rêve, ses cheveux animés par le vent complice, sa silhouette sculptée par le soleil couchant qui s’est jeté à ses pieds, ses yeux d’océan fixés vers le lointain jet d’eau d’une baleine venue expressément la saluer, son regard encore plus limpide, plus pur, plus translucide qu’il l’a imaginé, ses yeux dans lesquels les premières étoiles se sont mise à danser. Il est évident que la nature toute entière s’est mobilisée pour célébrer la présence de Julia en ce lieu-là, en ce moment-là, et que les cormorans au-dessus de sa tête chantent un hymne à sa beauté.

Il est paralysé. Fou d’admiration. Fou d’amour.

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Paris, 1969

Il y avait les furtives qui se dissipaient sur les trottoirs comme une brise légère·; les insolentes, mini-jupes renversantes et cheveux au vent, qui vous dévisageaient en passant d’un air conquérant·; les fugitives qui filaient sans vous regarder, indifférentes et affairées·; les distraites, tête dans les nuages, qui s’excusaient d’un rire en vous heurtant… Il y avait les blondes tombées d’un Botticelli, les brunes ténébreuses façon Italie, les rousses flamboyantes au regard piquant… Jeans, jupettes, pantalons à pattes d’éph, casquettes, chapeaux rigolos… Il y avait, il y avait, il y avait… Des jambes de gazelles effrontées, des silhouettes dégraissées, et cette allure qu’elles affichaient toutes comme un don inné, cette manière impériale de se mouvoir en se fichant du monde entier… Les Parisiennes·! Bart ne savait pas où tourner la tête, comme si on avait rassemblé en une même ville les plus belles créatures de la planète.

Paris, le paradis·!

Il regardait les passantes onduler sur le pont au Change. La façade médiévale de la Conciergerie s’étirait sur l’Île de la cité avec ses tourelles en chapeaux pointus et son air de muraille imprenable. Il adorait déambuler sur les bords de Seine, rejoindre le pont des Arts puis revenir au Quartier latin par l’Institut de France, la rue Mazarine et Odéon avant de retrouver le Luxembourg puis le carrefour Vavin.

Paris·! Il était monté dans la capitale comme on monte en grade, et quelques semaines avaient suffi pour que la métamorphose opère·et qu’il se sente parisien à part entière. Comme un pèlerin découvrant la Terre promise, il faisait immodérément les louanges de la ville, il en adoptait les signes, les rites, les attitudes, il copiait l’affectation blasée qu’il convenait d’adopter en marchant et cette manière indifférente de traverser les rues au milieu de la circulation, il s’accoudait aux comptoirs des bistrots pour parler politique avec des inconnus, et dès qu’un rayon de soleil perçait, il s’installait un livre à la main près du bassin du Luxembourg, une chaise pour les fesses, une chaise pour les pieds, lézard parmi les lézards, Parisien parmi les Parisiens.

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Jordanie, 1970

Et le lendemain, Simon arriva en enfer.

A Amman, les camps palestiniens étaient devenus des charniers. Les cadavres d’hommes, de femmes, d’enfants égorgés par les Bédouins de l’armée royale se décomposaient au milieu des baraquements éventrés. L’air sentait la cendre et la chair brûlée. L’aviation jordanienne avait systématiquement pilonné les djebels des rebelles palestiniens, les soldats avaient fait le reste. Des hommes en blindés ramassaient les cadavres et les jetaient hâtivement dans des fosses. Des milliers de blessés sanguinolents étaient alignés ça et là, la plupart agonisants. En plein chaos, quelques médecins et infirmiers sélectionnaient ceux qui avaient une petite chance de s’en tirer. Ils opéraient à la chaine dans des tentes de fortune, entre deux pans de ruines. Au milieu des décombres, des spectres en haillons erraient.

Ne pas flancher, ne pas réfléchir. Fais ce que tu dois faire, laisse tes mains agir… Dans un état second, Simon accomplit les gestes qu’on lui avait appris, garrots, pansements compressifs, injections, et dans des tentes transformées en hôpitaux de fortune, il assista les médecins qui coupaient, taillaient, enfouissaient leurs mains entre les organes, ôtaient des morceaux de mitraille. On lui refilait les blessés une fois opérés pour refermer tout ça. Simon recousit des ventres, des bras, des jambes, des joues, des crânes en formulant mécaniquement des paroles qu’il voulait réconfortantes à des agonisants qui ne les comprenaient pas ou qui n’entendaient pas. Des avions menaçants passaient en grondant au dessus des ruines. On entendait le bruit sourd des bombardements dans les faubourgs de l’autre côté de la ville.

Simon vit une jeune femme gisant au milieu des pierres d’une maison dont le toit avait été pulvérisé. Jordanienne·? Palestinienne·? Simon ne le savait pas et d’ailleurs, il s’en fichait. Son visage était d’un jaune terreux, zébré de quelques taches sombres. La couleur de la mort. De grands yeux noirs se dirigèrent vers Simon quand elle le vit s’approcher. Elle murmura quelques mots dont il ne saisit pas la signification, puis se tut. Simon pensa à Carla, la jeune fille du kibboutz. Ne pas réfléchir. Laisse tes mains agir… Il ferma les yeux de la morte et passa au blessé suivant.

Sur la route d’Irbid, ce n’était qu’une succession de villages rasés, peuplés par des cadavres et quelques survivants sanguinolents. Trop tard pour celui-ci, une petite chance pour celui-là. Simon travaillait sans relâche, mécaniquement, en oubliant qui il était, où il était. Ses doigts devenaient plus agiles, plus expérimentés, mais son esprit, lui, s’alourdissait, comme s’il portait un casque de plus en plus épais. La chaleur, l’épuisement, bien sûr. Peut-être aussi quelque chose de plus profond, qu’il identifiera plus tard comme une forme de fatalisme tragique. Il avait voulu voir le monde. Eh bien, il le voyait.

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Paris, 1979

Le grand homme est là. Il est tout petit. Plus petit encore que Bart l’imaginait. Etrange comme le philosophe à l’œuvre si vaste, à la renommée si grande, paraît si frêle. Avec ses oreilles décollées, il ressemble à un petit garçon vieilli prématurément. Un vieil enfant… Son visage impassible impressionne. Il déshabille du regard chacune des personnes présentes avec une intensité qui fait presque peur, et Bart incline spontanément la tête dans un geste absurde de révérence. Jean-Paul Sartre n’a pas pris la peine d’ôter sa lourde pelisse à col jaune qu’il porte comme une tortue sa carapace et il toise l’assistance de ses yeux acérés derrière ses lunettes rectangulaires.

Bart n’en revient pas de se trouver devant le philosophe. Le Mur, la Nausée, la P. respectueuse, les Mains sales, Huis Clos… Des nuits blanches à dévorer ses ouvrages… L’écrivain, le philosophe, le prix Nobel de littérature, l’un des génies de ses insomnies est là, devant lui. (…)

Un vieil enfant. Sec et froid. Sa voix métallique grince dans la salle comme une machine grippée. Il s’exprime clairement, posément – il n’est pas philosophe pour rien. Bart écoute respectueusement mais au fond de lui, il n’aime pas ce qui se dit. Sartre aligne les mêmes clichés, il chante le même refrain, ces phrases d’évangile que Bart a entendues tant de fois de la bouche des étudiants maoïstes. On dirait la litanie d’un curé. Il «·croit·» à la lutte des classes. Il «·croit·» au pouvoir du peuple. Il «·croit·» à la résistance contre le capitalisme et la bourgeoisie. Assis à ses côtés, Alain Geismar, le leader de 68, arbore sur son pull-over un badge à l’effigie du président Mao. De temps en temps, l’assistance tend le poing en réponse à un slogan, comme les fidèles se lèvent pendant la messe. Bart le voit bien·: c’est une religion, avec ses grands prêtres, ses sermons, ses médailles, ses excommunications.

«·Le pouvoir au peuple. Le pouvoir au peuple. Le pouvoir au peuple.·»

Sartre·! Sartre, nom d’un chien·! Bart a presque honte de le penser, le philosophe lui apparaît… ridicule. Le peuple·! Quel alibi commode·! Staline, qu’ils ont renié, se réclamait du peuple. Trostksy, qu’ils ont décrié, se réclamait du peuple. Maintenant, ce serait Mao qui représenterait le peuple·? Le président Mao a dit… Comme le dit le président Mao… Ils ânonnent ça tels des enfants. «·Jacques a dit·», «·Jacques a dit·»… On dirait une secte d’illuminés. Sont-ils fous·? Aveugles·? Comment le philosophe, qu’il admirait quand il était adolescent, ne voit-il pas ce qu’il voit, lui, Bart·: que tout cela est une farce sinistre, que leur grand Timonier est un guignol meurtrier·? Sartre peut-il avoir tort à ce point·? Et s’ils savaient parfaitement de quoi ils retournent·? Et s’ils étaient tous de fieffés menteurs·? Un moment, Bart se prend à douter. Et si c’était lui, Bart, le petit provincial, si ignorant en politique, si novice, qui ne comprenait rien·? Mais non, ce qu’il entend le consterne.

Edouard, lui, boit les paroles du Maître.

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Paris, 1971

- Huit cent mille avortements clandestins en France par an·! C’est huit cent mille criminelles, professeur·?

La salle gronde. Proteste. On se retourne. On murmure. On s’indigne. Encore des contestataires hystériques. Pourquoi les a-t-on laissé entrer·?

En bon chrétien, Jérôme Lejeune a une réponse toute faite·: les humains ne sont pas des bêtes·; ils ne sont pas soumis à la nature·; ils doivent apprendre à contrôler leurs pulsions et à maîtriser la «·copulation·». Quand on s’unit en Chrétiens, c’est pour faire des enfants voulus par Dieu. Des enfants de Dieu. Et si jamais, si jamais, on se laisse dicter sa conduite par ce maudit désir, au moins que l’on prenne ses précautions. Il y a des jours, et des méthodes, pour cela·: contrôler sa température. De toutes façons, le mari doit «·faire attention·» (le professeur utilise toujours des mots allusifs pour parler de ces choses détestables). Comprenez·: vite, se retirer au moment du feu d’artifice mâle (celui de la femelle·? Cela ne l’intéresse pas. Sait-il seulement s’il existe·?). Coïtus interruptus·! L’expression s’énonce en latin, comme une prière. D’ailleurs, le professeur cite ses bons auteurs et rappelle la parole d’un abbé·: «·Un fleuve de sang coule dans cette salle… Pour un Chrétien, un petit enfant, même malformé, porte témoignage de Dieu.·»

- Eh bien moi, Lejeune, j’ai avorté·!

L’orateur ne voit pas arriver le projectile. Une masse indistincte s’écrase devant lui, projetant des morceaux infâmes et sanguinolents sur sa chemise immaculée, provocant chez le bon professeur un mouvement de recul tardif qui manque de le faire tomber de sa chaise.

- Un fœtus·!

Les dames du premier rang poussent des couinements d’horreur. Un fœtus·! Un fœtus, Jésus Marie, lancé au visage du professeur·!

Celui-ci s’essuie les manches de chemise souillés. Un assistant accourt, prompt à essuyer son idole et à débarrasser le bureau de cette chose abominable.

La copine de Marie avait bien visé. Le mou de veau avait fait son effet. Du fond de la salle, les enragées du MLF se mirent à chanter leur hymne favori·: «·Ah mon Dieu qu’c’est embêtant Tous ces avortements·».

Et le professeur Lejeune, interrompant son sermon, s’enfuit par une porte dérobée, tandis que ses fidèles, anéantis par l’outrage, hurlaient leur haine des hérétiques et des sorcières.

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Paris, 1974

- Si la manifestation est réprimée, ce ne donnera pas une belle image de la liberté d’expression en France, argumenta Bart. Il y a de nombreux photographes sur place (il sourit intérieurement en pensant à Julia, l’œil rivé sur son Nikon).

- Je comprends, je comprends, répétait le conseiller, embarrassé.

Les yeux mis clos, il hochait toujours la tête comme une figurine articulée, geste rituel des bons courtisans.

C’est alors qu’un huissier en queue de pie ouvrit cérémonieusement une porte d’une main gantée de blanc et qu’un homme mince, vêtu avec élégance, parut. Le président·! Il était plus grand encore que Bart ne l’imaginait. Ils s’étaient tous levés spontanément. Valery Giscard d’Estaing leur serra la main et resta debout sans les inviter à se rasseoir.

- On me dit que vous avez créé une situation délicate et que le préfet de Police est inquiet. Je ne devrais pas me préoccuper de cela, mais c’est une chose assez inédite.

Bart osa intervenir. Il sentait que sa voix était affaiblie par le trac.

- Monsieur le Président, les personnes qui sont là-bas ne sont pas des révolutionnaires. Elles sont attachées à la démocratie (mais d’où lui venaient de tels propos·?). Elles réclament une information juste pour les Français, rien de plus. Elles savent que vous y êtes attachés et que vous pouvez les aider.

Nom de dieu, il était en train de parlementer avec le président de la République·!

 

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Saïgon, 1975

 

- Voulez-vous vous marier avec moi·?

A-t-il bien entendu·? La jeune femme le fixe de ses yeux sombres comme la nuit. Dieu qu’elle est belle·! Elle a un corps menu et délicat, des cheveux de jais, un visage d’opale, et dans son regard brille la flamme du désespoir.

Simon détourne la tête. Cette fille est sublime. Mais elle est folle. Tout le monde est devenu fou ici. Devant lui une horde ininterrompue de gens hagards reflue dans les rues de Saigon, des mères décharnées portant sur leur flanc des bébés hurlants, des éclopés qui se trainent sur leurs pieds ensanglantés, des êtres en guenilles qui courent, terrorisés. On entend au loin les coups sourds des canons des tanks qui encerclent la ville, et à quelques mètres au-dessus des têtes, le vrombissement des hélicoptères qui se succèdent sans interruption comme une colonie de frelons géants. Un magma humain tangue, hurle, supplie, s’accroche aux grilles de l’ambassade américaine, se blesse sur les barbelés en haut du mur, repoussé par les coups de crosse des Marines.

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Paris, 1978

Calée sur le canapé, la petite Alicia feuilletait un livre d’images. On aurait dit qu’elle avait été déposée là, entre deux coussins, comme une poupée délicate. Presque trois ans… Elle savait prononcer les prénoms de chaque membre de la bande, et elle avait suffisamment de vocabulaire pour se faire comprendre. Malgré l’agitation qui régnait dans l’appartement, c’était une enfant sereine, capable de communiquer spontanément, presque naturellement, avec les adultes, ce qui, évidemment, suscitait immédiatement leur attendrissement.

Bart avait vu d’autres enfants de cet âge, nés dans des couples d’anciens soixante-huitards, un peu contestataires, vaguement hippies, ostensiblement écolos. Cheveux longs, robes à fleur, pantalon à pattes d’éph, maison communautaire en grande banlieue, chauffe-eau solaire bricolé avec de la tôle ondulée, compost malodorant au fond du jardin, musique pop rock à toute heure, sexualité «·libérée·», amours très compliquées… Des phalanstères idylliques où on planait avec béatitude en enchainant les joints. La vie vue comme d’éternelles vacances. Le pied·! On fumait beaucoup, on riait, on chantait, on s’enroulait dans les herbes folles, on se massait les orteils en récitant des mantras tandis que les petits, objets de toutes les sollicitudes, gambadaient, nus et tyranniques, convaincus que le monde entier leur était dévoué.

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Andé, Normandie, 1979

Il s’engagea dans une longue tirade sur la complaisance des «·intellos parisiens·» envers les «·prédateurs·d’enfants·» comme il les appelait. «·Ce prof de Vincennes René Schérer… Tous ces types… Tony Duvert, Gabriel Matzneff, Guy Hocquenghem, Jean-Luc Hennig… Dans leurs livres, ils prônent ouvertement la pédophilie, ils racontent leurs «·expériences·» avec des enfants, ils en font des théories, ils disent qu’il faut les soustraire aux mères·et aux éducateurs pour les «·libérer·» sexuellement. Libérer·! Ils enrobent leurs saloperies d’une sauce pseudo-intellectuelle sur l’érotisme, le désir enfantin, leur droit à la sexualité, et quand tu les critiques, ils crient à la censure morale et tous les intellos les soutiennent. Ecoute moi·: il y a même des mères, des gauchistes totalement décérébrées, qui emmènent leurs mômes chez Schérer pour qu’il les “émancipe”. Je te jure que c’est vrai·! Pauvres gosses·! Vous êtes tombés sur la tête à Paris·!·Ne me dis pas que tu n’as pas vu la pétition dans le Monde pour défendre trois pédophiles, même Sartre l’a signée·! Prétendre qu’un enfant aime ça et qu’il est d’accord, c’est juste… ignoble·! »

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Paris, 1986

L’inceste… Le «·tabou universel·» selon Claude Lévi-Strauss, tous les étudiants savaient cela. Elle avait de vagues souvenirs de la Bible et de la mythologie grecque. C’est tout. «·Tu vois à quel point j’étais ignare·». SVP 11 11, le standard de l’émission, avait été submergé par les appels. Un nombre stupéfiant de personnes disaient avoir vécu des drames similaires quand ils étaient enfants ou adolescents. Elles racontaient leur douleur, leur sentiment de honte. Elles racontaient l’envie de se cacher, de fuir, de ne plus manger. Elles racontaient leurs peurs, la nuit, leurs insomnies, la lumière qu’il laissait en permanence allumée, leur sursaut au moindre bruit dans le couloir, leur mutisme, leurs phobies… Elles racontaient l’escalier, la chambre… Elles racontaient les paroles d’amour «·Je t’aime, tu sais, viens plus près, sois gentille·!·». Elles racontaient leur tentative de se faire comprendre «·Je ne veux pas qu’il m’aime·! Je ne veux plus·!·». Elles racontaient les mères qui ne comprenaient pas. Elles racontaient…

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San Francisco, 1986

Castro, quartier de fantômes, scène d’un film d’épouvante où les gens disparaissaient du jour au lendemain comme prélevés par la main d’un géant invisible, effacés du décor pendant la nuit. Effacé le marchand de journaux qui hier encore vendait le Bay Area Reporter où on lisait la liste, chaque jour plus longue, des notices nécrologiques. Effacé le serveur du bar du coin au rire cristallin. Effacé le facteur moustachu qui filait en chantant sur son vélo. Effacé le banquier de l’agence voisine. Effacés. Effacés. Effacés. Le sida étant un diable pervers, on ne savait jamais où la gomme allait se poser.

«·On tombe comme des mouches·». Comme ça, d’un coup. Et ils mourraient comme des mouches, les pattes en l’air, dans quelques soubresauts, en quelques jours, en quelques heures, en s’amenuisant sur un lit de l’unité 5B de l’hôpital général de San Francisco, en se dégonflant comme une baudruche percée, avec une perfusion au bras impuissante à calmer la douleur. Andy l’avait raconté à Julia, il avait vu à l’hôpital des scènes insupportables, des corps tous semblables, qu’ils aient 18 ans, 30 ans ou 50 ans, si légers, si petits, si frêles qu’on s’attendait à ce qu’ils s’envolent au premier courant d’air. Et c’est bien ainsi qu’ils partaient, en s’envolant, dans un courant d’air… Le regard de ce jeune homme au seuil de la mort, plume posée sur un lit trop grand pour lui, ce regard d’une détresse déchirante. Le désespoir de ces hommes encore vaillants (mais pour combien de temps·?), penchés sur leur compagnon, le bras passé autour du cou du malade, le soutenant avec une tendresse infinie… Car si à Castro, on pratiquait jusque là une sexualité libre dans les saunas, pour s’amuser (on disait en riant·: «·On va à l’église·»), on vivait aussi souvent, et simultanément, en couple amoureux. Il y avait un amour fou dans les couloirs blancs de la mort. Un amour incommensurable…

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Paris, 1971

Aimants… Nous sommes des aimants. Ils riaient de ce double sens qui leur allait si bien. Ils reprirent leurs gestes amoureux, leurs jeux voluptueux, leurs divagations murmurées jusqu’à l’aube. Ils se désiraient sans réserve et à tout moment, obsédés par le besoin de se toucher, de se caresser, de s’absorber. C’était une affaire vitale.

Rue des Feuillantines, ils disparaissaient souvent aux yeux des autres membres de la communauté. Retranchés dans leur bulle, à l’écart du monde, ils poursuivaient leur conversation charnelle sans se soucier du jour ou de la nuit. Quand le travail de Bart à la télévision lui en donnait le loisir, ils arpentaient tous les deux les rues de Paris. Alors, chaque promenade devenait un nouveau jeu sensuel. Parfois, Julia était nue sous sa robe, et ce secret partagé augmentait encore leur désir jusqu’à ce qu’ils y succombent dans l’obscurité d’une ruelle, l’encoignure d’une porte, le recoin d’un escalier, ou à l’arrière d’un taxi en retenant autant que possible leurs gémissements. Petit à petit, au fil de leurs déambulations se dessinait la carte singulière de leur Paris intime, marquée de tous les lieux insolites qu’ils avaient sexuellement «·baptisés·» en entremêlant clandestinement leurs corps et qu’ils évoquaient parfois tous les deux dans une complicité malicieuse. «·Tu te souviens du parking de la rue de Grenelle·? Et le jardin des Plantes dans ce bosquet derrière la serre quand on a entendu le rugissement d’un fauve ? » Ils riaient. «·Et l’escalier de l’immeuble du 9ème arrondissement, quand la concierge nous a poursuivis en grondant·? » Chaque souvenir les lançait à nouveau dans une nouvelle frénésie de plaisir.

Au cours de leurs déambulations, Bart empruntait parfois le Nikon de Julia pour la photographier. Il la prenait dans des poses érotiques, parfois dans les lieux clandestins où ils faisaient l’amour, s’attardant sur ses longues jambes brunes, la courbe de ses seins ou sur son visage détendu après leurs étreintes. «·Je regrette de ne pas pouvoir te photographier quand tu es tout là haut, au sommet du plaisir. A ce moment-là, c’est inimaginable, tu ressembles à une Vierge. Tu irradies, tu es l’incarnation de la pureté.·» Un jour, il lui tendit un miroir. «·Regarde·toi, tu as le visage de la Madone·!·» Bart se disait qu’il était le seul à savoir cela de Julia, à être autorisé à assister à un tel abandon mystique et à connaître son plus grand secret, cet instant d’extase aussi fugitif qu’un pas de danse. «·Le sexe, c’est la plus puissante de toutes les religions·!·» La quête de la transcendance, l’oubli de soi, la recherche éperdue de l’innocence. Bart en était persuadé·: nus, fiévreux, transfigurés, quand ils s’entredévoraient, ils atteignaient la sainteté.

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